Il est incontestable que depuis des millénaires, l’être humain cherche à maîtriser le temps.
Les premières civilisations ont observé le mouvement du soleil, des étoiles et de la lune pour découper la journée en portions régulières. Puis sont venus des objets tels que les sabliers, les horloges à balancier, et enfin nos montres digitales d’une précision à la fraction de seconde.
Le temps mesurable semble linéaire, objectif et uniforme.
Chaque seconde dure exactement la même durée, que vous soyez en réunion ou en vacances au bord de la mer, à New York ou à Tokyo. Cette mesure commune qui est identifiable par tous est indispensable car elle nous permet de coordonner nos actions, de se retrouver à un rendez-vous, de voyager en avion, de programmer une réunion ou de fixer une échéance.
Mais cette objectivité apparente n’est qu’une partie de l’histoire. Car ce temps-là, celui des horloges, n’est pas celui que nous vivons intérieurement. En fait le temps mesurable est un peu comme l’illusion d’une rigueur absolue. C’est un peu comme la température extérieure, il y a celle qui est affichée sur le thermomètre et celle que nous ressentons réellement.
Nous avons tous déjà vécu des heures qui nous semblaient interminables et d’autres passer et s’évaporer comme un claquement de doigt.
Quand vous attendez dans une salle d’attente, chaque minute semble s’étirer, presque douloureuse. Nous jetons un coup d’œil à notre montre ou notre smartphone toutes les dix minutes en soufflant à chaque fois de dépit car le temps semble s’écouler au ralenti. À l’inverse, quand nous sommes absorbé par une passion, une activité qui nous enthousiasme ou une conversation stimulante et inspirante, deux heures peuvent filer sans que nous les voyions passer.
En fait le temps ressenti n’est qu’une construction de notre cerveau, c’est tout simplement une expérience subjective. Deux personnes qui s’attèlent à une même tâche en commun n’auront pas forcément la même notion de temps consacré à cette tâche. Tout dépendra de leur ressenti.
Il ne se mesure pas en secondes, mais plutôt en intensité émotionnelle, en attention et en signification.
Quand rien ne stimule nos sens, notre cerveau scrute chaque instant et la durée s’allonge. Quand nous sommes en état de « flow », c’est-à-dire de plénitude dans ce que nous sommes entrain de faire, le temps semble disparaître. Nous ne vivons plus les minutes, mais l’expérience elle-même. La peur face à une situation considérée comme dangereuse engendre un ralentissement de la perception que nous avons du temps(1). Beaucoup de personnes ayant vécu un accident témoignent d’un effet de « ralenti », comme si leur cerveau découpait chaque fraction de seconde pour mieux réagir. Parfois le temps semble avoir tellement ralenti que toute leur vie défile devant leurs yeux en l’espace de quelques secondes.
Il y a quelques années un ami me racontait un accident qu’il avait eu sur l’autoroute. Il roulait tranquillement quand soudainement une voiture l’a percuté à l’arrière (le conducteur s’était malheureusement endormi au volant). Sa voiture a dérapé et est partie en tête-à-queue. Impossible pour mon ami de contrôler son véhicule. Il avait l’impression que tout devenait plus lent. voyait le pare-brise se fissurer morceau par morceau, le volant tourner dans ses mains comme au ralenti, et chaque bruit résonnait de façon démesurée jusque’à la sortie de route sur le bas côté. En réalité, tout cela s’est joué en moins de dix secondes, mais son cerveau lui donnait la sensation de vivre chaque micro-détail comme si le temps s’était étiré. Sans le vouloir il avait moduler la vitesse du film dont il était acteur à 0,5.
À titre plus personnel quand je pratiquais les arts martiaux de manière intensive, j’ai à plusieurs reprises senti le temps se ralentir surtout lors des simulations de self-défense face à plusieurs adversaires. Ma concentration était telle que j’avais l’impression de changer d’espace temps mais aussi d’espace physique. Ce ralentissement me permettait de réagir avec précision, d’esquiver et de contre-attaquer, alors qu’en réalité, tout s’était déroulé en une fraction de seconde.
Ainsi, deux personnes dans une même situation objective, une réunion d’une heure par exemple,– peuvent la vivre complètement différemment. Pour l’une, ce sera interminable et exténuant et pour l’autre, ce sera trop court et énergisant.
Pourquoi notre cerveau déforme-t-il le temps ?
Il faut rappeler que le temps ressenti n’est pas une illusion ni une erreur de notre perception. Il constitue au contraire un véritable mécanisme d’adaptation. Notre cerveau n’est pas conçu pour mesurer objectivement les secondes comme une horloge, mais pour donner du sens aux expériences que nous vivons. Le temps psychologique se façonne ainsi au gré de notre attention, de nos émotions et de la nouveauté des événements traversés.
L’attention. Plus nous sommes attentifs à ce qui nous entoure ou à ce que nous faisons, plus nous accumulons de détails et de souvenirs. En rétrospective, cette richesse d’informations dilate le temps. C’est la raison pour laquelle un trajet en voiture paraît souvent beaucoup plus court au retour qu’à l’aller car lors du premier passage, notre cerveau enregistre davantage de repères, alors que sur le chemin du retour, tout lui semble familier. Winston Churchill, passionné de peinture, expliquait que ses séances de travail devant la toile lui donnaient l’impression de suspendre le temps, tant son esprit était absorbé par chaque coup de pinceau.
L’émotion. Une émotion intense, qu’il s’agisse de la peur ou d’une joie fulgurante, intensifie notre mémoire et déforme notre perception de la durée. Usain Bolt racontait que ses 9,58 secondes de sprint lors de son record du monde avaient semblé durer beaucoup plus longtemps dans son esprit, tant l’émotion et la concentration étaient extrêmes.
La nouveauté. Les expériences inédites marquent profondément nos souvenirs et donnent l’impression que le temps s’allonge. Une semaine de voyage, riche en découvertes, paraît ainsi bien plus longue qu’une semaine routinière au bureau. L’acteur Jim Carrey, évoquant ses débuts à Hollywood, racontait que ses premières auditions et ses premiers tournages lui semblaient durer une éternité, chaque instant étant gravé avec intensité, alors qu’aujourd’hui les journées de tournage se confondent parfois les unes avec les autres.
C’est d’ailleurs pour cela que plus nous vieillissons, plus nous avons le sentiment que le temps s’accélère. L’enfance nous paraît interminable, nourrie de « premières fois » et d’expériences neuves, tandis que l’âge adulte se trouve dominé par la répétition et la routine. Le temps mesuré, lui, demeure constant, mais le temps ressenti – ce temps intime – se révèle malléable, plastique et profondément humain.
Les deux temps, mesurable et ressenti, sont-ils alliés ou ennemis ?
Dans tous les cas, ils ne sont pas adversaires, mais nous pouvons constater qu’ils entretiennent une tension constante dans nos vies. L’horloge impose ses échéances, ses rendez-vous et ses obligations, tandis que notre vécu intérieur nous rappelle l’importance du sens, de la qualité et de l’intensité de chaque instant.
Apprendre à gérer ses priorités revient alors à réconcilier ces deux dimensions. Ce n’est pas simplement remplir son agenda de tâches, de manière mécanique et rationnelle, mais y inscrire aussi des moments qui comptent, qui nourrissent nos souvenirs et donnent à notre existence une profondeur que les chiffres et les minutes ne peuvent saisir.
La prochaine fois que vous organisez votre semaine, bloquez volontairement une heure pour une activité qui vous ressource vraiment – un dîner entre amis, une promenade, une séance de sport ou même un moment de silence. Vous verrez qu’à la différence d’une case de plus sur votre planning, ce sera un instant qui marquera votre mémoire et donnera un autre rythme à votre vie (nous y reviendrons plus en détails au chapitre…).
Si le temps objectif, mesurable, nous échappe – nul ne peut arrêter le tic-tac des secondes – le temps subjectif, lui, peut être modulé.
Pour commencer à gérer consciemment votre rapport au temps, quelques pistes s’offrent à vous :
- Créez des instants de nouveauté. Voyagez, apprenez, explorez. La découverte ralentit la perception du temps et enrichit la mémoire.
- Recherchez le flow. Engagez-vous dans des activités passionnantes qui absorbent pleinement votre attention et vous font oublier l’horloge.
- Ralentissez volontairement. Prenez des pauses, pratiquez la pleine conscience, savourez un repas ou une promenade sans précipitation.
- Rééquilibrez votre agenda. Ne consacrez pas toute votre énergie à l’urgent mais accordez aussi une place à l’important, à ce qui marque et nourrit durablement.
Ainsi, nous ne pouvons pas ajouter d’heures à nos journées… mais nous pouvons en transformer la densité.
Le temps mesurable nous offre une structure, mais c’est le temps ressenti qui donne du sens. L’art de vivre pleinement ne consiste pas à cocher des cases dans un agenda, mais à façonner des instants mémorables, en accord avec nos valeurs et nos priorités.
En définitive, deux questions méritent d’être posées : combien d’heures avons-nous réellement traversées – le temps de l’horloge – et combien d’heures nous ont véritablement marqués – le temps du cœur ? C’est cette seconde mesure, intime et profonde, qui révèle, au soir de notre vie, si nous avons véritablement vécu.
(1)Étude de Stetson, C., Fiesta, M. P., & Eagleman, D. M. (2007). Does time really slow down during a frightening event? PLoS ONE, 2(12), e1295. Étude montrant que la sensation de « ralenti » est liée à la mémoire et non à une réelle dilatation temporelle.
Étude de van Wassenhove, V., Shimojo, S., & Shimojo, E. (2008). Attentional modulation of time perception in a complex visual environment. Nature Neuroscience, 11(8), 932–939. Recherche démontrant que l’attention et l’intensité émotionnelle modifient la perception subjective du temps.